L'Histoire de Sena
- Partie I -

 

Ma première réaction quand j'ouvris la porte fut de m'arrêter nette, surprise. Puis la stupeur fit place à la compréhension, et avec elle, les peurs et les doutes...

Je rentrais d'une journée d'entraînement passée en forêt -un lieu idéal pour affiner ses sens, éreintée mais impatiente à l'idée de me retrouver devant le bon grog que grand-père me préparait invariablement à chaque fin de séance. J'approchais de notre cabane, m'attendant à tout moment à sentir des relents de pain brioché et de miel. Quelques pas, et j'ouvris la porte...

"Bonjour, Sena... Approche-toi donc, nous devons parler et le temps dont nous disposons est, je le crains, plutôt court."
Je mis quelques secondes avant de reconnaître le docteur d'Izlude, assis au chevet de mon grand-père. Ce dernier était allongé les yeux fermés, et pendant un instant mon coeur s'arrêta, avant que je m'aperçoive que sa poitrine se soulevait, bien que faiblement. S'avisant que j'avais compris la situation, le docteur reprit, d'une voix basse et emprunte de douceur.
" Ton grand-père est tombé gravement malade ce matin-même... Et en raison de son âge avancé, son corps ne peut plus lutter contre ce qui semble être une infection des poumons. Je suis désolé, mais... ce sont les dernières heures qu'il vit. Ma science ne peut plus rien pour lui..."
Les pensées s'entrechoquaient dans ma tête, rebondissant, se cognant les unes aux autres.. Des images de lui m'apprenant à tenir une épée, à écrire, à lire, à vivre... Cet homme que j'avais toujours appelé "grand-père", qui m'avait élevé, qui m'avait aimé... Grand-père...

Je pleurais, pleurais et lorsque mes larmes se tarirent, la lune était déjà haute dans le ciel. Le docteur était parti depuis un moment déjà, me laissant pour unique recommandation que d'être là s'il se réveillait.
Et il se réveilla. Ses yeux semblaient comme embués, clignèrent plusieurs fois puis vinrent se poser sur moi...
" Ah Sena, tu es rentrée...
- Ne parle pas grand-père, économise tes forces.
- Cela ne servirait à rien, je le sens, et il est des choses dont je veux m'entretenir avec toi tant qu'il reste une once de vie dans ce vieux corps qu'est le mien. S'il te plait, ne m'interromps pas, j'espère que le Grand Ordonnateur me laissera suffisamment de temps pour tout ce que j'ai à dire... Je vais tenter de faire vite... Je voudrais te parler de ta naissance.
- Mais Grand-Père, je te l'ai déjà dit, pour moi tu es ma famille.
- Non, Sena. Tu dois savoir. Je ne peux pas te laisser à jamais ignorer le peu que je sais. Toutes ces années, j'ai été égoïste : le fait que tu ne me demandes rien sur la façon dont je t'ai trouvé me remplissait au fond de moi de soulagement. Je me disais idiotement que je te "suffisais", que tu n'avais pas besoin de quelqu'un d'autre. C'était une attitude idiote.
Bien sûr je ne peux guère t'aider à retrouver d'où tu viens... Je n'ai qu'un indice à te transmettre, et ce continent est vaste."
Il marqua une pause, se demandant probablement par où commencer et comment formuler son récit.
" C'est sur une plage d'Izlude que je t'ai recueilli... Je pêchais lorsque des cris de bébé m'ont sorti de ma torpeur et attiré à toi... Tu étais dans un panier, semblable à un landau. Je le pris et m'aperçus que des algues étaient accrochées sous celui-ci. Je n'arrivais pas à y croire : tout portait à penser que tu étais venue par la mer et avais donc échoué sur la plage ! De retour au village d'Izlude, un conseil fut déclaré. Et tous les habitants acceptèrent que je te garde dans un premier temps, malgré mon âge déjà honorable. Et ce premier temps dura jusqu'à maintenant..."

Il toussa, d'une toux rauque et forte, ses poumons irrités d'avoir parlé si longtemps.
" Tu devrais te reposer maintenant, grand-père...
- Non. J'aurai tout le loisir de me reposer dans quelque temps, dit-il en esquissant un mince sourire. Tu vois, cela fait longtemps que j'ai accepté ma propre mort. C'est une chose nécessaire lorsque l'on vit jusqu'à mon âge. Mais j'aimerais partir l'esprit tranquille, et pour cela je dois terminer.
Je ne puis pas te dire d'où tu viens. Mais un objet, lui, en sera peut-être capable. Ouvre le tiroir de la commode. Non, celui du bas."
Je m'exécutais et plongeais les mains et le regard dedans. J'en ressortis une vieille cape, qui au premier abord me sembla plus que miteuse. Je la secouais un peu, faisant voleter un impressionnant nuage de poussière. Et sa splendeur me sauta alors aux yeux.
" Oui, reprit grand-père. Sa valeur est grande. Les coutures sont de fils d'or, et après seize ans dans la poussière, on devine que les couleurs n'ont tout de même rien perdu de leur éclat. Cette cape, tu étais enroulée dedans quand je t'ai trouvé, enfant. Et si tu décides d'essayer de retrouver ta famille..."
Une nouvelle quinte de toux, plus forte encore que la précédente, l'obligea à se plier en deux.
" Grand-père !
- Sena, réussit-il à dire entre deux expirations. Je t'ai toujours considéré comme ma fille, peut-être parce que le bonheur que tu m'as donné n'aurait pas été plus grand si mon sang avait coulé dans tes veines. Merci. Merci pour ces années. Mer..."

Il ne finit jamais son mot. Il ne rouvrit jamais les yeux. Je l'ai revêtu de l'habit mortuaire blanc. Etendu sur son lit, les bras en croix. Une larme coule le long de ma joue, roule jusqu'à mon menton. Puis tombe. Tombe sur le sol.
Je laisse tomber l'allumette. En quelques minutes, les flammes étreignent la cabane et tendent leurs bras vers le ciel... Je sens la chaleur dégagée dans mon dos. Mais je ne me retourne pas, je marche, marche vers la plage ou un bateau en provenance d'Izlude arrivera sous peu, pour venir me chercher.

Je pars, je ne sais pour où, je ne sais à la recherche de quoi, de qui. Je pars.