Ma première réaction quand j'ouvris la porte fut de m'arrêter nette, surprise. Puis la stupeur fit place à la compréhension, et avec elle, les peurs et les doutes...
Je rentrais d'une journée d'entraînement passée en forêt -un lieu idéal pour affiner ses sens, éreintée mais impatiente à l'idée de me retrouver devant le bon grog que grand-père me préparait invariablement à chaque fin de séance. J'approchais de notre cabane, m'attendant à tout moment à sentir des relents de pain brioché et de miel. Quelques pas, et j'ouvris la porte...
"Bonjour, Sena... Approche-toi donc, nous devons parler et le temps dont
nous disposons est, je le crains, plutôt court."
Je mis quelques secondes avant de reconnaître le docteur d'Izlude, assis
au chevet de mon grand-père. Ce dernier était allongé les
yeux fermés, et pendant un instant mon coeur s'arrêta, avant que
je m'aperçoive que sa poitrine se soulevait, bien que faiblement. S'avisant
que j'avais compris la situation, le docteur reprit, d'une voix basse et emprunte
de douceur.
"
Ton grand-père est tombé gravement malade ce matin-même...
Et en raison de son âge avancé, son corps ne peut plus lutter
contre ce qui semble être une infection des poumons. Je suis désolé,
mais... ce sont les dernières heures qu'il vit. Ma science ne peut plus
rien pour lui..."
Les pensées s'entrechoquaient dans ma tête, rebondissant, se cognant
les unes aux autres.. Des images de lui m'apprenant à tenir une épée, à écrire, à lire, à vivre...
Cet homme que j'avais toujours appelé "grand-père",
qui m'avait élevé, qui m'avait aimé... Grand-père...
Je pleurais, pleurais et lorsque mes larmes se tarirent, la lune était
déjà haute dans le ciel. Le docteur était parti depuis
un moment déjà, me laissant pour unique recommandation que d'être
là s'il se réveillait.
Et il se réveilla. Ses yeux semblaient comme embués, clignèrent
plusieurs fois puis vinrent se poser sur moi...
"
Ah Sena, tu es rentrée...
- Ne parle pas grand-père, économise tes forces.
- Cela ne servirait à rien, je le sens, et il est des choses dont je
veux m'entretenir avec toi tant qu'il reste une once de vie dans ce vieux corps
qu'est le mien. S'il te plait, ne m'interromps pas, j'espère que le
Grand Ordonnateur me laissera suffisamment de temps pour tout ce que j'ai à dire...
Je vais tenter de faire vite... Je voudrais te parler de ta naissance.
- Mais Grand-Père, je te l'ai déjà dit, pour moi tu es
ma famille.
- Non, Sena. Tu dois savoir. Je ne peux pas te laisser à jamais ignorer
le peu que je sais. Toutes ces années, j'ai été égoïste
: le fait que tu ne me demandes rien sur la façon dont je t'ai trouvé me
remplissait au fond de moi de soulagement. Je me disais idiotement que je te "suffisais",
que tu n'avais pas besoin de quelqu'un d'autre. C'était une attitude
idiote.
Bien sûr je ne peux guère t'aider à retrouver d'où tu
viens... Je n'ai qu'un indice à te transmettre, et ce continent est
vaste."
Il marqua une pause, se demandant probablement par où commencer et comment
formuler son récit.
"
C'est sur une plage d'Izlude que je t'ai recueilli... Je pêchais lorsque
des cris de bébé m'ont sorti de ma torpeur et attiré à toi...
Tu étais dans un panier, semblable à un landau. Je le pris et
m'aperçus que des algues étaient accrochées sous celui-ci.
Je n'arrivais pas à y croire : tout portait à penser que tu étais
venue par la mer et avais donc échoué sur la plage ! De retour
au village d'Izlude, un conseil fut déclaré. Et tous les habitants
acceptèrent que je te garde dans un premier temps, malgré mon âge
déjà honorable. Et ce premier temps dura jusqu'à maintenant..."
Il toussa, d'une toux rauque et forte, ses poumons irrités d'avoir
parlé si longtemps.
"
Tu devrais te reposer maintenant, grand-père...
- Non. J'aurai tout le loisir de me reposer dans quelque temps, dit-il en esquissant
un mince sourire. Tu vois, cela fait longtemps que j'ai accepté ma propre
mort. C'est une chose nécessaire lorsque l'on vit jusqu'à mon âge.
Mais j'aimerais partir l'esprit tranquille, et pour cela je dois terminer.
Je ne puis pas te dire d'où tu viens. Mais un objet, lui, en sera peut-être
capable. Ouvre le tiroir de la commode. Non, celui du bas."
Je m'exécutais et plongeais les mains et le regard dedans. J'en ressortis
une vieille cape, qui au premier abord me sembla plus que miteuse. Je la secouais
un peu, faisant voleter un impressionnant nuage de poussière. Et sa
splendeur me sauta alors aux yeux.
"
Oui, reprit grand-père. Sa valeur est grande. Les coutures sont de fils
d'or, et après seize ans dans la poussière, on devine que les
couleurs n'ont tout de même rien perdu de leur éclat. Cette cape,
tu étais enroulée dedans quand je t'ai trouvé, enfant.
Et si tu décides d'essayer de retrouver ta famille..."
Une nouvelle quinte de toux, plus forte encore que la précédente,
l'obligea à se plier en deux.
"
Grand-père !
- Sena, réussit-il à dire entre deux expirations. Je t'ai toujours
considéré comme ma fille, peut-être parce que le bonheur
que tu m'as donné n'aurait pas été plus grand si mon sang
avait coulé dans tes veines. Merci. Merci pour ces années. Mer..."
Il ne finit jamais son mot. Il ne rouvrit jamais les yeux. Je l'ai revêtu
de l'habit mortuaire blanc. Etendu sur son lit, les bras en croix. Une larme
coule le long de ma joue, roule jusqu'à mon menton. Puis tombe. Tombe
sur le sol.
Je laisse tomber l'allumette. En quelques minutes, les flammes étreignent
la cabane et tendent leurs bras vers le ciel... Je sens la chaleur dégagée
dans mon dos. Mais je ne me retourne pas, je marche, marche vers la plage ou
un bateau en provenance d'Izlude arrivera sous peu, pour venir me chercher.
Je pars, je ne sais pour où, je ne sais à la recherche de quoi,
de qui. Je pars.